Léviter entre deux eaux en écoutant un concert subaquatique de Michel Redolfi est une expérience que vous devriez vivre au moins une fois dans votre vie. « Sonic Waters – Innerspace » joué cette fin novembre à Bruxelles fait probablement partie de ses concerts d’anthologie. Dans les rêveries de Jules Verne, on n’avait encore jamais entendu un duo de comédien et de musicien performer sous l’eau… 

Depuis leur origine en Californie, les concerts subaquatiques de Michel Redolfi suscitent un engouement jamais démenti. Pape de la musique subaquatique, l’auteur compositeur n’a eu de cesse d’innover pour nous transporter dans des expériences sonores inédites et nous enchanter, littéralement, lorsqu’il nous plonge dans l’une de ses créations oniriques sous-marines. Le concert « Sonic Waters –Innerspace » donné à Bruxelles dans le cadre d’ARS MUSICA est une première mondiale et une double performance. Michel Redolfi organise depuis 40 ans des concerts subaquatiques mais c’est la première fois qu’il joue en live sous l’eau de son Subclavier, une sorte de Lyre digitale créée pour cette performance. C’est aussi la première fois que Jean-Marc Barr interprète des textes en immersion. Equipé d’un scaphandre, le comédien lit des passages de  L’histoire d’Irène d’Erri de Luca. De sa belle voix profonde et sur les accords océaniques du compositeur, il raconte l’épopée amoureuse d’une jeune fille avec les dauphins sauvages dont elle partage la vie…

 VP : Pour ce concert vous avez décidé de « vous jeter à l’eau » en tant que soliste, pourquoi ? 

MR : Cela fait des années que je rêve de jouer sous l‘eau. D’habitude je fais appel à mes solistes, Alex Grillo ou Thomas Lippens mais cette fois j’ai eu envie de jouer moi-même. Chaque concert subaquatique est un très gros chantier technologique et humain. Il y a une part d’aventure mais aussi une grande part de risque que je n’aurais pas pris seul si Bruno Letort, le directeur artistique d’Ars Musica, ne m’avait pas demandé qu’il y ait du live sous l’eau. J’ai donc créé un instrument léger et compact que je peux tenir comme une petite harpe, quelque chose qui rentre bien au creux du bras et dont je peux jouer librement en tant que soliste. Cela a représenté une recherche de 6 mois qui s’est conclue il y a peu de temps. L’instrument déclenche à distance des synthétiseurs qui sont dans l’air et dont le son est renvoyé dans l’eau. C’est la première lutherie numérique sous-marine.

« Sonic Waters – Innerspace », Michel Redolfi joue de son Subclavier. © Philippe Mura

 » On n’a jamais entendu, sauf dans les rêveries de Jules Verne, une performance de comédien et de musicien réalisée sous l’eau. »

VP : Dans cette performance vous avez embarqué Jean-Marc Barr, comme vous, très proche du « monde du silence ». Racontez nous.

MR : Avec Jean-Marc nous aurions pu nous rencontrer plusieurs fois. A San Diego, Californie où nous résidions l’un et l’autre à l’époque de mon premier concert subaquatique en 1981. Egalement sur le tournage du Grand Bleu en 1987 où j’ai réalisé à la demande de Luc Besson le volet technique des transmissions sous-marines, notamment pour les dauphins. Mais c’est finalement au détour d’une réunion d’apnéistes à Villefranche-sur-Mer, qu’a eu lieu notre première rencontre cet été. Avec Jean-Marc cela a tout de suite bien accroché. De nos échanges, a émergé spontanément le désir de collaborer sur des projets – dont le concert de Bruxelles. Je cherchais depuis longtemps un performer-aventurier : Jean-Marc s’imposait pour lever le défi et distiller ces textes qui parlent des mondes des sons et silences océaniques. Il connaît la dimension esthétique et humaine du milieu sous-marin – et pas seulement au cinéma.

Jean-Marc Barr, Michel Redolfi, Grand-Hotel du Cap-Ferrat, France. © Beatriz Moreno

VP : Quelle est votre intention vis à vis du public ?

MR : La première partie est faite pour mettre le public à l’aise, leur donner un premier contact avec l’eau chauffée à 33°, qu’il flotte dans une sorte de plénitude. Je voulais que la première partie soit portée par un texte léger, que ce soit comme un vol d’oiseaux à la surface d’un océan. Que les mots virevoltent au dessus du public sans qu’il y ait une attention soutenue. Car dans les 20 premières minutes les gens adaptent leurs corps aux conditions d’écoute par conduction osseuse et au fait d’être tous ensemble dans la même tenue minimale d’un maillot de bain pour partager un espace chaud, chaleureux et aussi étrange, avec un seul principe : on écoute.

« Sonic Waters – Innerspace », Jean-Marc Barr lis le texte de John Cage. © Christoph Harbonnier

VP : Que va-t-il écouter ?

MR : Je vais donner deux versions particulières de Sonic Waters, à 16h00 et à 19h00. A 16h00, je donne la bande originale de 1981, enrichie de mes interventions sur le Subclavier. C’est donc de l’électronique enregistrée et le Subclavier en live. C’est une performance avec des sons vintage des années 80, une électronique très fraiche à la Pierre Henry, extrêmement vigoureuse. La seconde séance à 19h00 est sous-titrée Sonic Waters-Innerspace 2018, innerspace comme espace intérieur, tout un programme. Là je suis aux commandes et au mixage pour communiquer avec Jean-Marc dans son scaphandre. La première partie avec John Cage est assez punchy et dynamique avec un côté Beat Generation mais quand Jean-Marc part dans le bassin, là on est dans un moment totalement décalé, un temps suspendu, avec des silences. C’était la chose la plus difficile à faire de tirer les plages de silence au maximum. Je me fais toujours violence pour y arriver car je voudrais mettre dans chaque concert assez de choses pour que les gens comprennent l’extraordinaire potentiel d’écouter sous l’eau.

 VP : Pourquoi avoir choisi les textes de John Cage et d’Erri de Luca ?

Il me fallait 2 genres de textes. Des textes qu’on puisse jeter à la volée dans l’espace de la piscine. On ne pouvait pas trouver mieux que John Cage, notre héros fondateur de la musique contemporaine. Il a connu Duchamp et s’est tout de suite proposé pour être un libérateur des formes musicales. Il ne va rien casser mais va juste ouvrir la boite de Pandore pour dire que le hasard est une très bonne chose, même dans le silence, et que c’est tout autant l’auditeur que le compositeur qui fabrique l’événement. Je voulais que Jean-Marc soit gâté par un texte qui laisse la part à l’intuitif, à l’émotion et à son interprétation personnelle. Le soir de la performance il va ouvrir le grand livre et assembler les mots et les phrases d’une autre manière comme le veut John Cage. C’est donc Cage avec des textes piochés aléatoirement dans un recueil que l’on appelle Silence, qui ouvre le concert avec la sensibilité du moment pour ce qui concerne la lecture de Jean-Marc. Je veux qu’il se fasse plaisir. D’ailleurs c’est une réflexion qu’il m’a faite à deux reprises : « On va s’amuser ». Donc voilà : « Have fun ».

 VP : Que raconte l’histoire d’Irène ?

MR : Le roman se passe dans la Grèce d’aujourd’hui. L’histoire d’Irène parle d’une relation affectueuse voire amoureuse entre Irène et les dauphins, sur l’île de Patmos en mer Egée. De ce roman assez court, j’ai retenu les passages de dramaturgies. Il fallait que ce soit des pages où les images soient fortes, qu’elles puissent être lues lentement, car les gens dans l’eau ont une écoute très atténuée au niveau de la compréhension, pour des raisons physiologiques dans l’eau l’attention tombe. Cette histoire est écrite par un narrateur à la première personne incarné par Jean-Marc, l’homme qui a rencontré Irène qui vivait avec les dauphins. C’est un texte frisson, les dauphins sont plus réalistes, plus mythiques que ce personnage sympathique de la cosmogonie contemporaine où on aime le dauphin presque comme un animal domestique. Là ce sont des dauphins sauvages mais aussi sauvagement amoureux. C’est l’histoire d’un amour entre la belle et la bête. Les dauphins on le sait, ont un certain amour, une certaine affection pour les hommes qui peut frôler des domaines interdits en terme d’échange entre l’animal et l’homme. Cette frontière frémissante entre l’humanité et la bestialité, entre l’affection d’un animal et l’amour est comprise dans le texte de manière si allusive que quelques mots suffisent à remplir l’imagination.

VP : Il y a beaucoup d’éléments inédits dans ce concert, êtes-vous nerveux ?

MR : C’est un concert extrêmement chargé, c’est certainement le concert avec le plus d’enjeux que j’ai fait depuis longtemps, même si je peux dire ça de beaucoup de concerts. C’est devenu chez moi quasi pathologique, je ne peux pas lancer un projet sans que cela soit une œuvre héroïque. Héroïque dans le sens qu’on envoie très loin le défi et on y va, on y va pas seul sinon ce serait une symphonie pathétique, j’y vais avec une cohorte de talents, de collaborateurs, de complices et on part à le rencontre de ce pari héroïque qui consiste à faire un projet extralarge mais qui sera extra tout court lorsqu’on l’aura accompli.

« Sonic Waters-Innerspace », Bains de Bruxelles. Michel redolfi et Jean-Marc Barr avant le concert © Reportage RTBF

« Sonic Waters – Innerspace », concert subaquatique du compositeur Michel Redolfi. Avec Jean-Marc Barr, récitant. Novembre 2018- Bruxelles

Ecouter l’ITW de Michel Redolfi dans L’info culturelle sur la RTBF

https://www.rtbf.be/auvio/detail_l-info-culturelle?id=2426087

plus de photos sur la page Facebook et le blog de Michel Redolfi

https://www.facebook.com/redolfi.michel/

http://www.michelredolfi.info/

Photos ©Beatriz Moreno  ©Philippe Mura © © Christoph Harbonnier

Interview ©valeriepenven.com

 

Share Button